8/21/2006

Stigmates: chapitre 5

Le lendemain, l'humeur de Mère Nature s'apparentait à celle de Caroline. Des nuages orageux obscurcissaient le ciel. Des grondements de tonnerre se faisaient entendre au loin. Un mince filet de pluie froide se mit à tomber. La journée s'annonçait morne et ennuyeuse.

Caroline affichait une longue et funeste figure à son arrêt d'autobus. Les funèbres pensées de la veille ne lui avaient donné aucun répit. Elle repassait la journée d'hier dans sa tête : son arrivée au cours de français, la rencontre avec Mélissa Lacroix, son dîner à la bibliothèque, l'après-midi d'enfer à fuir poliment Mélissa. Quelle journée! Le retour à la maison n'avait point été mieux. Son père était demeuré très tard à l'université. Sa mère s'était continuellement plainte des «hurluberlus» qu'elle devait servir à la bibliothèque. En fin de soirée, Caroline n'avait pu se retenir de se couper derechef. Toute la tension accumulée au courant de la journée s'était ainsi volatilisée et elle avait pu s'assoupir sans trop de difficultés.

L'autobus s'arrêta à quelques pas d'elle. Le groupe de personnes qui l'attendaient en se gelant les os dans cette pluie glaciale s'entassèrent en face des portes coulissantes. Caroline suivit tranquillement. Une fois bien au chaud à l'intérieur, son esprit plongea à nouveau dans ce sombre océan qu'étaient ses idées depuis hier. Elle se laissa dériver dans ces eaux houleuses. Elle était vraiment seule au monde. Une minuscule fourmi parmi une foule de géants. Une chose insignifiante pour laquelle personne ne portait aucun intérêt.

– Une femme à la mer! déclara soudain une fille d'un ton badin.

Caroline faillit s'étouffer avec sa salive. Éberluée, elle regarda avec des yeux exorbités la fille qui s'était imperceptiblement glissée à ses côtés. Mélissa Lacroix la regardait, le sourire fendu jusqu'aux oreilles.

– C'est si agréable de se sentir bienvenue comme ça!

Les petits yeux verts de Mélissa étincelaient d'amusement. Caroline secoua la tête et chassa, du moins pour le moment présent, ses soucis dans un recoin de son esprit.

– Tu m'as surprise, c'est tout, dit Caroline d'une faible voix.

– Oh, oh, tu sembles encore malade, toi... Ce n'est pas sérieux, j'espère?

– Non... Ce n'était que passager...

Derrière ses petites lunettes, les yeux de Mélissa observaient toujours Caroline qui dut détourner le regard et contempler le ciel orageux au travers la fenêtre du véhicule.

– Tu sais, si tu préfères, je peux m'asseoir ailleurs, commença Mélissa.

Caroline tourna brusquement la tête. Son visage affichait un mélange de peur et de soulagement.

– Non! Reste... s'il te plaît. Je... je suis désolée, tu sais. Pardonne-moi.

Mélissa fronça les sourcils et étudia Caroline.

– Tu es certaine que tu ne fais plus de fièvre, Caroline?

Le sourire de Mélissa se redessinait lentement sur ses lèvres ; il ne demeurait jamais caché longtemps.

– Parce que si tu es malade, tu pourrais me filer ce que tu as pour que je puisse manquer de l'école!

Mélissa éclata de rire. Caroline hésita, puis esquissa un sourire. La jeune fille était certaine qu'elle avait offensé Mélissa. C'était sans aucun doute pour cette raison qu'elle avait offert de s'asseoir ailleurs. C'était inacceptable de blesser les gens. Caroline se détestait. Mentalement, elle se lança un chapelet d'injures à la tête. Elle n'avait rencontré Mélissa qu’hier et elle avait déjà gaffé!

– En passant, pourquoi as-tu dit : « Une femme à la mer! »? demanda Caroline.

– Oh! Et bien, tu semblais si absorbée dans tes pensées que tu aurais pu t'y noyer...

Caroline fixa Mélissa mais avant que l'une ou l'autre des deux adolescentes aient eu le temps d'ajouter quoi que ce soit à leur conversation, l'autobus les débarquait en face de leur école.



Caroline réprima un bâillement et s'accouda à son pupitre. La raison d'être du cours d'éducation au choix de carrière échappait à Caroline. Qu'y apprenait-on de si important? Et l'enseignant, M.Séguin, était aussi intéressant qu'une botte de foin.

La jeune fille jeta un coup d’œil autour d'elle. La moitié des étudiants somnolaient, l'autre moitié de ceux-ci s'écrivaient des lettres dans leur agenda scolaire. Quel intérêt M.Séguin savait susciter chez ses élèves!

Une feuille de papier en forme de canard fut lancée sur le pupitre de Caroline. Vive l’art traditionnel japonais du papier plié! Une lettre de Mélissa. Caroline s'empressa de la lire.

L'adolescente éprouvait encore des sentiments contraires par rapport à cette fille pour la moins sympathique. D’une part, Caroline semblait dans l'impossibilité d'éloigner Mélissa sans la vexer, ce qu'elle s'interdisait de faire. Ensuite, son secret ne serait en sécurité que si elle demeurait à part des autres. Je n'ai pas ma place parmi les gens normaux... Et si je lui montrais mes cicatrices, elle serait horrifiée... Par ailleurs, Caroline était terriblement seule. Cette amie qui prenait un intérêt étrange en elle offrait quelque chose de nouveau, quelque chose d'à la fois excitant et terrifiant. La nature babillarde de Mélissa permettait à Caroline de conserver sa propre nature discrète.

Mais avant tout, c'était son secret qui comptait. Oui, c'est ce qui importait le plus dans toute cette affaire. Caroline compromettait sa vie entière en se liant d'amitié avec Mélissa. Elle ne pouvait se le permettre. Ce serait beaucoup mieux de jeter à l'eau cette idée d'amitié avec cette Mélissa. Où avait-elle eu la tête?



Tard cette nuit, Caroline se réveilla. Quelque chose n'allait pas. Elle alluma sa lampe de chevet. Son regard se porta sur la pile de cartables et de manuels qu'elle avait déposée sur son bureau où elle effectuait ses devoirs. La lettre que Mélissa lui avait écrite pendant la journée reposait sur le coin. Caroline l’observa fixement. À cet instant, tout semblait se jouer avec cette lettre. Une sensation de désorientation et de confusion emplit Caroline. Que devait-elle faire? Une peur inexprimable la rongeait de l'intérieur.

Ses pensées s'embrouillèrent. Tout semblait s'éloigner. Caroline entrait dans sa transe. Elle observa son corps à distance alors qu'elle s'emparait de son canif et relevait la manche de son pyjama. Elle se coupa à deux reprises. La douleur et la vue de son sang s'échappant de ses coupures eurent l'effet désiré. Le calme s'installa dans l'esprit de Caroline qui redescendait progressivement dans son corps. Elle s'était ancrée au sol.

Elle nettoya méthodiquement son bras, ses plaies, le canif, le plancher. Elle se recoucha, engourdie, calme, détendue. Elle repensa à Mélissa. Cette fois, la mer d'émotions n'était pas agitée. Caroline avait pris une décision. Ses yeux se portèrent sur la lettre de Mélissa. Ce n'était peut-être pas le choix le plus judicieux, toutefois, qu'avait-elle à y perdre?

2 commentaires:

Weichuen You a dit...

J'aime la comparaison de Melissa--"une femme a la mer!" C'est tres joli. Si je ne me trompe pas, il y a un nouveau film qui s'appelle "La femme dans l'eau." Il semble etre tres intriguant!

Marc a dit...

Oui, j'aime bien cette expression aussi.

Le grammairiste en moi se demande pourquoi on dit "à la mer" et non "dans la mer"... mais "à la mer" a une plus belle sonorité à mon avis.

:p