Le soleil pointait à l’horizon, combattant vaillamment l’armée de nuages qui, quelques jours auparavant, avait entamé le siège de la ville. Cependant, il était beaucoup trop tôt et le soleil n’avait aucune chance de vaincre l’ennemi juré du peuple. Le soleil avait choyé les gens d’un été particulièrement chaud plus tôt cette année et sans doute avait-il épuisé ses énergies car ses tentatives à repousser les légions de flocons de neige qui campaient au sol furent vaines. Encore une fois, l’hiver triomphait. Ainsi, un vent nordique souffla sur la ville en guise de rappel que l’hiver lui tiendrait compagnie pour les quatre prochains mois.
Caroline se réveilla en frissonnant. Cet accueil glacial ne pouvait signifier qu’une seule chose : elle avait oublié de régler le chauffage avant de se coucher. Elle soupira et, prenant son courage à deux mains, sauta hors de son lit. Sans perdre un instant, elle enfila sa robe de chambre et marcha sur la pointe de ses pieds afin de leur épargner une torture oh! combien cruelle! Après avoir réglé le thermostat à son goût, elle regagna l’agréable chaleur de son lit. Elle contempla les différentes affiches apposées aux murs de sa chambre, mais son esprit était ailleurs.
Caroline tentait de faire le point sur sa relation avec ses amies. Leur faisait-elle confiance? Évidemment, non, car elle ne leur avait jamais soufflé mot à propos de ses habitudes autodestructrices. Elle redoutait toujours le rejet, l’inévitable rejet qui accompagnait toutes ses relations interpersonnelles. À la fin de chaque jour, elle était de plus en plus proche de ses amies et, par conséquent, la douleur qui serait associée à son rejet de la part de ses amies augmentait en proportion. Caroline ruminait cette pensée pessimiste depuis plusieurs semaines déjà. Que devait-elle y faire? L’adolescente se perdait dans ce dédale d’émotions qu’était devenu son cœur. N’était-elle pas maîtresse de son corps et de son esprit? C’était du moins ce qu’elle avait lu en quelque part. Pourtant, elle ne se sentait aucunement en contrôle de quoi que ce soit. La jeune fille secoua doucement la tête afin de remettre de l’ordre dans ses idées. Peine perdue. Ce fut la sonnerie de la porte d’entrée qui l’arracha à ses pensées.
Caroline se releva et, tout en attachant sa robe de chambre, descendit au rez-de-chaussée. Elle jeta un coup d’œil dans le judas de la porte pour apercevoir Mélissa qui sautillait sur place. Caroline ouvrit la porte.
– Good morning sunshine! Mélissa chanta d’une voix enjouée.
– Salut, Mél! Qu’est-ce que tu fais ici aussi tôt?
– À vrai dire, je ne sais pas. Je me suis levée et me suis dit : « Aujourd’hui, je m’en vais chez Caroline! » Alors, me voici! Ça ne te dérange pas? Puis, j’espère que je n’ai réveillé personne.
– Non, non, ça va. Mes parents sont partis pour la fin de semaine. C’est leur anniversaire de mariage demain…
– Oh! Monsieur et madame Lapointe sortent en amoureux, n’est-ce pas? J’en connais deux qui vont forniquer en fin de semaine…
– Mél, ce sont mes parents, tout de même! répondit Caro d’un ton vexé en aidant son amie à se défaire de son lourd manteau d’hiver.
– Oh! Caro! Il faut bien savoir taquiner les gens, même nos parents, dit Mélissa d’un ton rieur en délassant ses bottes.
– Je suppose que tu as raison, admit Caroline à contrecœur. Toutefois, laisse mes parents hors de tout cela.
– D’accord, d’accord, Miss On-ne-touche-pas-à-mes-parents! Chacun ses bébites après tout. Par exemple, moi, il ne faut pas passer de commentaire à propos de mes fesses!
– Quoi? Tes fesses?
– Oh! Ça remonte à ma jeunesse. C’était des farces que je faisais avec Éric. Enfin, c’est trop long à expliquer, mais ne passe pas de commentaire à propos de mes fesses.
– Est-ce que tu me niaises? demanda Caroline prudemment en conduisant Mélissa dans sa chambre.
– Non, je suis très sérieuse.
Mélissa paraissait en effet très sérieuse. Cependant, elle ne put réprimer son sourire très longtemps. Caroline sourit en retour.
– Ah! Enfin, je peux me remettre à l’étude de ton antre mystérieux! annonça Mélissa malicieusement.
– Attention, c’est en désordre puisque je viens de me lever, avertit Caroline.
– Désordre? Quel désordre? demanda Mélissa en examinant la chambre à coucher de son amie. Tout ce que je vois, c’est un lit tout prêt à être utilisé de nouveau.
– Oui, il y a le lit, mais mes effets scolaires ne sont pas supposés être dans ce coin-là.
– Mais ils sont super bien rangés!
– Puis, mes vêtements traînent sur le plancher.
– Mais ils sont super bien pliés! Ma chère Caro, t’es une vraie perfectionniste! C’est tout un travail fignolé que tu effectues! Une vraie petite fourmi… Ce n’est pas surprenant que tu aies des 95% et plus dans tous tes examens à l’école.
– Ça pourrait être mieux, marmonna Caroline.
– Quoi? Moi, je n’ai que rarement plus de 85%! Ne sois pas trop exigeante envers toi-même, voyons, ajouta Mélissa tendrement.
Caroline s’affaira à ranger ses effets personnels en se gardant d’adresser la parole à son amie par honte de l’attitude qu’elle venait d’adopter envers cette dernière. En effet, comment osait-elle se plaindre de ses excellents résultats scolaires? D’autre part, son rendement était nettement insuffisant. Ces deux sentiments contraires s’entremêlèrent dans son cœur jusqu’à ce qu’elle ne put plus distinguer l’un de l’autre et que son équilibre émotionnel soit gravement menacé.
Entre temps, Mélissa fouinait un peu partout dans la chambre, fourrant son nez dans les recoins de la pièce, lançant quelque taquinerie à propos de ce qu’elle y trouvait.
Finalement, afin de se changer les idées et ainsi peut-être prévenir une crise imminente, Caroline brisa le silence.
– Et si on se louait des films?
Le soleil avait battu en retraite face à la redoutable armée de l’hiver depuis près de cinq heures déjà. À l’intérieur, le feu crépitait dans la cheminée. L’agréable chaleur du feu et la faible lumière orangée que ce dernier émettait contribuait à l’atmosphère chaleureuse et paisible de la maison. Les deux adolescentes étaient assises à chaque extrémité du divan, en face de la télévision, enroulées dans de chaudes couvertures.
Caroline se sentait légèrement instable émotionnellement. Néanmoins, elle était parvenue à savourer les moments plaisants qu’elle avait vécus lors de la journée. Mélissa et elle avaient visionné quelques films relaxants, elles s’étaient amusées à préparer le dîner et Mélissa lui avait raconté de nombreuses anecdotes délectables concernant leurs camarades de classe.
Maintenant, les deux amies regardaient la télévision, cherchant vainement une émission intéressante.
– Tiens, ça te dit Killer B’s From Space? demanda Mélissa en blague.
– Tellement, répondit sarcastiquement Caroline en étouffant un bâillement.
– Oh! Enjeux! On va regarder ça! Leurs reportages sont toujours très intéressants!
Caroline acquiesça. Qu’y apprendrait-elle cette fois-ci?
– Bonsoir, commença l’animateur. Ce soir à Enjeux, nous explorons une maladie méconnue de tous qui fait de terribles ravages chez les adolescents et les jeunes adultes : l’automutilation.
Caroline fut intriguée par ce mot : automutilation. Une vague peur se glissa en elle. Puis vint le reportage et les images choc.
Si Caroline avait déjà connu un océan d’émotions intenses, c’était maintenant un raz-de-marée qui menaçait de l’emporter à tout jamais. L’automutilation : maladie mentale, blessures, brûlures et coupures volontaires, sentiment de désintégration mentale. Caroline entendait tout mais ne comprenait rien. Comment était-ce possible? Des gens qui, comme elle, s’infligeaient des blessures? Des gens qui se sentaient aussi quitter leur corps? Ce qu’elle faisait portait un nom! L’automutilation.
Ce simple reportage était assez pour déclencher violemment une crise chez Caroline, mais par-dessus tout, Mélissa le commentait.
– Je ne comprends vraiment pas pourquoi ces gens voudraient se faire mal? Est-ce qu’ils sont fous ou quoi? Et les cicatrices que ça laisse! C’est dégoûtant! Je veux bien être ouverte d’esprit, mais c’est beaucoup trop pour moi, ça!
Caroline ne sut contrôler la situation. Son esprit s’était déjà envolé. La voix du reporter et de Mélissa semblaient lointaines, très lointaines. Il n’y avait qu’une seule chose à faire pour se sauver de cette situation horrifiante. Caroline se leva lentement.
Mélissa l’observa de ses grands yeux verts, réalisant que quelque chose n’allait pas du tout chez son amie.
– Caro! Qu’est-ce qu’il y a?
– Je dois aller à la salle de bains, s’entendit-elle répondre.
Machinalement, elle se rendit à sa chambre en ignorant les questionnements frénétiques de son amie. Dans l’état d’esprit qu’elle était présentement, elle oublia de fermer la porte derrière elle. Puis, elle s’empara de son précieux canif, retroussa sa manche droite et se mit à l’œuvre. Elle accueillit la douleur, ce sublime médicament contre tous ses maux. Elle regarda fixement le sang qui s’écoulait de la coupure.
Caroline ne réagit pas aux cris d’une Mélissa hystérique qui l’avait suivie dans sa chambre. Cette dernière suppliait l’adolescente en détresse de cesser de se couper, mais la crise de Caroline n’était pas encore terminée. Ainsi, elle se coupa une seconde fois, puis laissa tomber son canif.
Caroline s’affaissa. Au lieu du calme habituel qui l’habitait à la suite de ses actions autodestructives, un désespoir immense l’emplissait. Son monde venait de s’effondrer sous elle. Il n’y avait plus qu’un gouffre obscur et terrifiant qui s’ouvrait sous ses pieds et elle s’y sentait tomber et tomber. Tout était foutu. Mélissa connaissait son horrible secret. Elle ferma les yeux. Elle ne voulait jamais plus les ouvrir. Elle était si honteuse et elle se détestait car, se doutait-elle, Mélissa ne voudrait plus lui adresser la parole maintenant qu’elle savait la vérité. Elle pleura silencieusement pour la pauvre créature qu’elle était, pour ses échecs perpétuels, pour les cruautés de la vie.
Mélissa se jeta sur Caroline et l’entoura de ses bras. Elle la serra fortement contre elle nonobstant le sang qui tachait ses vêtements et se mit à susurrer à Caroline tout en essayant de retenir les larmes d’accablement qui menaçaient de couler. Elle la berça affectueusement, tel un enfant que l’on réconforte d’un mauvais rêve.
– Caroline… Caroline… Caroline, murmurait-elle doucement sans cesse.
Ainsi, abattue par ce qu’il venait de se produire, Caroline s’assoupit au contact des caresses de son amie qui allaient non sans rappeler une tendresse maternelle.
Lorsque Caroline se réveilla, elle était étendue sur son lit. Ses plaies étaient pansées, l’éclairage était tamisé. Elle regarda autour d’elle. Mélissa était assise dans un coin de la chambre, serrant contre elle ses jambes repliées, la tête appuyée sur ses genoux. Ses yeux rouges trahissaient le torrent de larmes qui avait dû couler pendant le sommeil de Caroline. Ses vêtements étaient tachés de sang.
– Mélissa, coassa Caroline. Je suis tellement désolée…
Mélissa leva la tête et regarda son amie. Son regard reflétait sa désolation.
– Pourquoi es-tu désolée? demanda-t-elle. Tu n’as pas besoin de l’être.
– Je… je… je ne pouvais pas te le dire, expliqua Caroline en baissant les yeux. Vois-tu ce que je suis vraiment, maintenant? Je ne mérite pas ton amitié et ton dévouement. Je ne suis bonne que pour l’hôpital psychiatrique. Je suis folle…
Mélissa secoua la tête.
– Non, tu n’es pas folle… Tu… tu…
Caroline afficha un demi-sourire.
– Tu ne sais pas quoi dire. C’est correct, car je le suis, folle.
Ses yeux s’emplirent d’eau. Elle les referma et quelques larmes coulèrent sur ses joues.
– Non, Caro, dit Mélissa. Ne dis pas ça… Tu me brises le cœur…
Mélissa se leva et prit place aux côtés de son amie. Elle lui frotta gentiment le dos et lui tendit mouchoir. Caroline eut un petit rire nerveux.
– C’est la scène classique où l’amie réconforte la personne en détresse en lui donnant un kleenex, dit Caroline entre deux sanglots.
Pour la première fois, Mélissa n’avait pas le cœur à la plaisanterie. Elle se contenta de garder le silence.
– Tu sais, continua Caroline en reniflant, j’ai bien apprécié le temps qu’on a passé ensemble…
– Pourquoi dis-tu cela? demanda Mélissa d’une voix lourde de tristesse.
– Tu ne voudras pas m’avoir, moi, la folle, la démente, comme amie. Je t’ai caché tant de choses et tu m’as été si aimable tout ce temps. Tu vas me laisser tomber et… et…
Caroline ne put terminer sa phrase. Mélissa l’étreignit de nouveau.
– Qu’est-ce que tu dis là? Je ne te laisserai pas tomber. Non, désormais que je connais ton secret, je suis avec toi jusqu’au bout.
Caroline regarda son amie. Une lueur d’espoir brillait dans son regard. Cependant, l’ombre de l’incrédulité engloutit bientôt la lumière de l’espérance. Elle détourna les yeux de son amie.
Brusquement, elle retroussa les manches de sa blouse.
– Je suis répugnante! Elles sont répugnantes! s’écria Caroline en regardant ses cicatrices. Tu ne peux le nier! Regarde-les!
Elle brandit ses bras vers Mélissa.
– Je me suis infligé chacune d’elles volontairement! C’est dégoûtant!
Mélissa fléchit sous l’attaque de Caroline. Autant qu’elle désirait aider son amie, elle ne pouvait en effet porter son regard sur ces marques d’une laideur incomparable qui représentaient une douleur si vive et si aiguë qu’à la simple pensée de celles-ci, un frisson lui parcourait le dos. Caroline baissa les bras et se recroquevilla.
– Et maintenant quoi? demanda-t-elle, la voix brisée.
– Je ne sais pas, avoua Mélissa. Je ne sais pas…


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