Un nuage gris s’était pointé à l’horizon. C’était un tout petit nuage, sans doute désigné comme éclaireur par ses grands frères qui se cachaient encore. Doucement et prudemment s’était-il avancé afin de ne pas semer la panique dans la population. Puis, peu à peu, ses frères étaient venus le rejoindre un à un en essayant de passer inaperçu auprès des citadins insouciants. Ainsi, ils avaient envahi le royaume céleste du Soleil qui n’avait d’autre choix que de contempler le spectacle qui s’ensuivrait.
Quelques passants observateurs notèrent l’armée nuageuse campant au-dessus de leur tête et s’empressèrent de se rendre à leur destination distinguant dans tout cela un mauvais présage. Les autres malheureux ne virent rien.
Tout à coup, le bombardement commença. Ce n’était que de tout petits flocons inoffensifs pour commencer. Les nuages testaient la résistance des gens. Lorsqu’ils réalisèrent que cette offensive était vaine, que les personnes avaient déjà connu d’autres attaques plus féroces, ils intensifièrent leur assaut. La masse de flocons qui tombaient du ciel s’épaissit et bientôt, on ne pouvait distinguer quoi que ce soit à plus de trois pas devant soi. Le vent glacial soufflait violemment et emportait les flocons de neige dans un ballet chaotique. Les gens étaient assaillis de tout côté. Le siège de la ville par l’hiver venait de commencer.
Caroline attendait impatiemment l’autobus à son arrêt. Elle était emmitouflée dans d’épaisses couches de vêtements qui, à son grand désespoir, n’offraient que peu de résistance au froid mordant du blizzard. Elle sautillait sur place, se frottait les mains ensemble, secouait ses jambes, et pourtant, le froid l’atteignait encore. L’adolescente ronchonna contre l’hiver sous son souffle, priant pour que l’autobus arrive dans les plus brefs délais.
Soudain, deux silhouettes se dessinèrent aux côtés de Caroline.
– C’est l’hiver, c’est l’hiver, c’est l’hiver! chantonna une voix familière.
– Salut, Mél!
Caroline regarda la deuxième silhouette.
– Bonjour, Éric!
Éric hocha la tête sans rien dire. Son regard se portait au loin. Le jeune homme semblait bien indifférent aux deux filles en sa compagnie. Du peu de cours qu’elle avait avec Éric, Caroline avait appris qu’il ne prenait la parole que très rarement en classe et le plus souvent, c’était pour lancer des critiques acerbes envers la société et le système. Ainsi, c’était une violente colère qui bouillonnait derrière ces apparences sérieuses et calmes. Caroline se demandait si ce n’était que la traditionnelle « crise d’adolescence » ou si l’on devait y distinguer les prémices d’un héros révolutionnaire. Elle sourit à cette pensée absurde.
– Alors, vous vous ennuyiez trop de moi et ne pouviez attendre à votre arrêt d’autobus? blagua Caroline.
– Exactement! s’exclama Mélissa en riant. Non, sans farce, c’est qu’il fait tellement froid, donc pourquoi attendrait-on l’autobus sur place si on peut marcher jusqu’à un autre arrêt et se réchauffer en bougeant ainsi?
Caroline inclina sa tête de côté et regarda son amie, sourire en coin. Mélissa lui rendit un sourire chaleureux. Caroline secoua la tête imperceptiblement et une ombre de tristesse traversa son visage. L’isolement et le rapprochement semblaient à jamais en guerre à l’intérieur de Caroline. Ce fameux dilemme était-il donc éternel? Bien des nuits, ce dilemme la tenait éveillée. Elle se retournait sans cesse dans son lit, pleurait silencieusement son inaptitude sociale, sa vie familiale, son horrible secret, puis étouffait de lourds sanglots dans le creux de son oreiller. Sur cette longue route de misère qui conduisait Caroline dans les plus profondes ténèbres de son âme, elle n’avait que pour seul compagnon son secret. Quelle ironie que ce secret semblât être la cause même de toutes ses souffrances. Heureusement, l’autobus tira Caroline de l’imminente mélancolie de laquelle elle était la proie. Les trois adolescents s’empressèrent d’y monter.
Une chaleur agréable les accueillit. Caroline bougea ses orteils qui lui brûlaient dû à l’extrême différence de température entre l’intérieur et l’extérieur de l’autobus. Ce dernier étant particulièrement bondé ce matin-là, Caroline se retrouva vite collée contre Mélissa et Éric. Les deux filles discutaient de choses banales quand quelqu’un empoigna brusquement le bras gauche de Caroline et la tira de côté.
– Aïe! lança Caroline en affichant une expression de vive douleur.
– Désolé, mademoiselle, mais je vous ai demandée à trois reprises de me laisser passer afin que je puisse descendre, dit rudement un homme rondelet en passant aux côtés de l’adolescente qui se massait le bras.
– Espèce de brute, grommela Mélissa une fois que l’homme eût descendu. Ça va Caro?
– Oui, oui. Il m’a prise là où j’ai un bleu, c’est tout, mentit Caroline.
En fait, la vérité était que l’étranger l’avait empoignée sur une nouvelle plaie. Elle s’était coupée la veille et l’entaille ne s’était pas encore cicatrisée. Maintenant, Caroline craignait qu’elle se soit remise à saigner. L’adolescente garda une pression appliquée sur sa blessure en guise de protection.
– Tu es certaine que ça va, Caroline? demanda Mélissa.
Frère et sœur regardaient Caroline. Éric semblait interrogé ; Mélissa, inquiète.
– Oui, tout va bien.
Du moins, je l’espère, ajouta Caroline dans sa tête.
En arrivant à l’école, Caroline et Mélissa se séparèrent d’Éric qui alla rencontrer son petit cercle d’amis. Les deux étudiantes rejoignirent Nadine et Maria à l’agora.
– C’est horrible ce que le gouvernement leur fait! disait la Guatémaltèque.
– Je sais, je sais, mais quand même! répliqua Nadine. Ils ont vu ce qui est arrivé aux manifestants de la place Tiananmen, en ’89. Ils ont couru après!
– Parfois, tu m’enrages par l’absence de ton sens de valeurs! fulmina Maria.
Mélissa s’approcha de ses amies en levant les bras.
– Allez, allez, mes chères camarades! Allez-vous encore vous bouder? Bon, c’est quoi le sujet du débat aujourd’hui?
– La situation du Falun Gong en Chine, répondit Maria. Nadine se borne à prendre parti pour le gouvernement.
Mélissa jeta un coup d’œil à Caroline qui, discrètement, se tenait à l’écart de la conversation. Elle ne désirait pas participer à un débat de peur de déplaire à l’une de ses deux amies et de devoir subir leurs représailles. Mélissa roula ses yeux. Caroline sourit. Malgré l’incroyable complicité qui régnait entre Maria et Nadine, leurs conflits de valeurs n’étaient que trop fréquents. Il en revenait à Mélissa de camper le rôle d’arbitre et d’animer leurs débats. Toutefois, tout se passait dans la plus grande amitié, sans réelle hostilité envers quiconque.
Caroline profita de ce moment pour se rendre à la salle de toilettes afin de s’assurer que sa nouvelle plaie ne se soit rouverte. Elle roula sa manche et examina sa blessure. En effet, elle saignait légèrement. Elle nettoya plaie et bras et appliqua un pansement sur la coupure. Cependant, avant de recouvrir son bras, elle étudia ses nombreuses cicatrices, ces dizaines d’horribles bouches rouges, roses et blanches qui lui criaient qu’elle était folle, qu’elle ne possédait aucun espoir de guérison, qui lui vociféraient des injures qu’elle méritait bien. Caroline eut un haut-le-cœur à penser à toutes ces dégoûtantes balafres qui « décoraient » ses bras. Elle déroula sa manche et retourna à l’agora, le cœur lourd d’amertume.
La cloche retentit dans l’école et les étudiants se levèrent d’un bond. Les couloirs se remplirent à un rythme démesuré. Les estomacs affamés guidaient les élèves qui se précipitaient frénétiquement à la cantine de la cafétéria tels des voyageurs assoiffés à une oasis dans le désert.
Exceptionnellement ce jour-là, Caroline et ses amies se rendirent à une pièce spécialement aménagée pour les dîners des étudiants de la cinquième secondaire. Lorsque les filles désiraient un peu plus de paix qu’à l’habitude, ce qui était le cas cette fois-là, elles y mangeaient en compagnie de leurs camarades de classe. C’était une grande pièce appelée, pour quelque obscure raison, la « pastorale ». Elle était meublée de longues tables rectangulaires et de chaises. Quelques fenêtres décorées de stores verticaux de couleur beige donnaient sur le stationnement des enseignants, ce qui, en soi, n’était pas nécessairement plaisant comme vue, mais qui, comparée à l’absence de fenêtres dans la cafétéria, était bien reçu par les étudiants. Caroline assumait qu’on avait peint la salle en teintes de bleu afin d’inciter au calme et à la quiétude de la part des étudiants, autre moyen subtil employé par la direction de l’école leur permettant d’exercer un certain contrôle sur les élèves.
Les copines bavardaient calmement avec des compagnons de classe lorsque Éric survint. Poliment, il s’assit au bout de la table et hocha la tête, en guise de salutation, en direction de Caroline. Elle lui répondit par un sourire timide.
– D’accord, je sais que je suis quelques mois en retard, entama Éric, mais tu t’arranges bien dans cette nouvelle école?
– Oui, assez bien, répondit Caroline en prenant une bouchée de son sandwich. Mieux que je ne l’aurais cru.
– C’est très bien ça. Est-ce que c’est bien différent de ton ancienne école?
Caroline hésita quelques secondes avant de répondre.
– Non, c’est semblable. Je m’adapte très bien. Et toi, puisque je ne te vois pas souvent, comment te débrouilles-tu dans tes différents cours?
L’adolescente espérait que sa tentative pour détourner le sujet de la conversation n’était pas trop flagrante.
– Bof, ça pourrait aller mieux. Vois-tu, je l’avoue, je peux être très paresseux. Je le suis surtout pour les sujets qui ne m’intéressent pas comme le français ou la physique. Par contre, toi, je trouve que tu as l’air d’une fille qui n’a pas peur de retrousser ses manches.
Caroline passa à un cheveu près de s’étouffer avec son sandwich. Son visage avait perdu toutes couleurs et le regard que portait Éric sur elle était empreint d’une sincère inquiétude.
– Caro? Ça va? C’est quelque chose que j’ai dit?
– Non, non, répondit Caroline, la voix chancelante. Ma bouchée a passé dans le mauvais trou, voilà. Je… je vais bien.
Éric la regardait fixement, en fronçant les sourcils, puis son regard s’attendrit quand il vit qu’elle allait mieux.
– Tu m’as fait peur. Je croyais que j’allais avoir une morte sur les mains.
– Je vais aller boire… Je reviens.
Caroline se leva et quitta Éric en évitant son regard.
Pourquoi a-t-il utilisé cette expression : « Retrousser ses manches »? A-t-il des soupçons à propos de mon secret? Voulait-il examiner ma réaction? Mais comment serait-il arrivé à cette conclusion? Non, ce n’est pas possible! Ce n’est que moi qui réagis de manière excessive. Je vois des menaces où il n’y a que de l’aide potentielle. De l’aide? Comment est-ce qu’Éric pourrait bien m’aider?
Caroline geignit. Elle comprenait mal pourquoi ce genre d’événements la troublait autant. Quoiqu’il en fût, Éric l’avait profondément ébranlée par son choix de mots.
La jeune fille s’apprêtait à rentrer dans la pastorale quand elle sentit quelque chose lui chatouiller le bras gauche. Un mince filet de sang coulait sur sa main. Sa plaie s’était rouverte. Brusquement, elle tourna les talons et s’en retourna en direction des toilettes. Du coin de l’œil, elle aperçut Nadine se lever et venir à sa rencontre.
– Caro! Qu’est-ce que tu fais?
– Je dois aller aux toilettes, lui lança Caroline en regardant au-dessus de son épaule. Je vous revois tout à l’heure.
Elle tenait son bras gauche en face d’elle, collée contre son corps afin que personne ne remarque le sang qui tachait sa main. Puis, rapidement, elle s’enferma dans l’un des cabinets de toilette et s’occupa à repanser sa plaie. Pendant qu’elle appliquait un bandage sur sa blessure, Nadine frappa à la porte.
– Caro? Ça va? Éric nous a dit que tu t’étais pratiquement étouffée avec ton sandwich et puisque tu prenais un peu de temps à revenir, j’ai décidé d’aller voir si tu étais correcte. Dis-moi, ça va?
– Oui, oui. Le sandwich, ça va. J’ai soudainement eu un appel de la nature, le genre que tu ne peux faire attendre.
Nadine éclata de rire.
– D’accord, on se revoit tout à l’heure.
Caroline réalisa qu’elle avait retenu sa respiration lors de sa conversation avec Nadine. Elle prit une grande bouffée d’air et ferma les yeux. Quel genre de vie était-ce que de se cacher à tout bout de champ de tout le monde afin de se couper et de n’avoir aucun ami à qui faire confiance? Elle se mordit les lèvres et une larme coula le long de sa joue. Elle finirait par craquer un jour. Et qu’arriverait-il alors?
Mélissa se séchait les cheveux en fredonnant des chansons d’enfance quand Éric vint la rejoindre dans sa chambre. Il se coucha sur le lit de sa sœur et croisa ses bras derrière sa tête.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi? demanda Mélissa en haussant un sourcil.
– Caroline Lapointe, dit-il en toisant l’affiche de l’acteur canadien Hayden Christensen. C’est étrange ce qui s’est passé ce midi à la pastorale.
– Que vois-tu de bizarre là-dedans? Elle s’est étouffée, voilà!
– Non, il y a plus… More than meets the eye, ajouta-t-il énigmatiquement.
Mélissa observa le visage son frère, tentant en vain de le déchiffrer.
– Tu sais, continua-t-il lentement, ce n’est peut-être rien, mais elle s’est étouffée juste après que j’aie dit : « Tu n’as pas l’air d’une fille qui a peur de retrousser ses manches. »
Mélissa s’accouda au bord de sa fenêtre. Ses yeux ne voyaient rien pourtant. Elle était trop préoccupée par le sort de son amie.
– Et alors? demanda Mélissa qui ne voyait pas où son frère voulait en venir.
– Et bien, ce n’est qu’une impression, je crois que ses bras sont les clés qui nous permettront de percer son mystère.
Mélissa fit volte-face, le visage écarlate, les poings sur les hanches.
– Est-ce que tu insinues que Caroline s’injecte de l’héroïne? vociféra Mélissa. T’essaies de dire que c’est une petite droguée? Car si c’est ça, tu vas recevoir mon pied où je le pense et trois fois plutôt qu’une!
Pendant un instant, les yeux d’Éric s’apparentaient à des soucoupes. Il eut vite fait de regagner son calme habituel.
– Non, non et non. L’idée ne m’a jamais traversé l’esprit. C’est quelque chose d’autre… Je ne sais pas quoi… Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
Mélissa foudroya son frère du regard. Peu à peu, la colère quitta sa figure. Elle s’assit sur son lit, aux côtés de son frère.
– Pardonne-moi, mais je veux vraiment aider Caroline. C’est bizarre… Mais je sens qu’elle a besoin de toute l’aide que l’on peut lui apporter.
– Ne t’inquiète pas, sœurette, répondit Éric. On va bien trouver.
Mélissa poussa un long soupir. Une partie d’elle hésitait à percer le secret de Caroline. Qui savait ce qu’elle y trouverait?


2 commentaires:
Captivant!!
Heureux que ça te plaise. Le chapitre 11 arrive dans quelques minutes.
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